Lettre ouverte à Pedro Facon: «se dirige-t-on vers une médecine à grande vitesse qui risque de dérailler?» (Dr Hock)

Profondément choquée par les propos de Monsieur Facon rapportés lors de la table ronde organisée lors du symposium de l’Académie Royale de Médecine flamande, où l’administrateur général adjoint de l’INAMI évoque « une sérieuse baisse de la productivité chez les médecins généralistes comme spécialistes », une généraliste de Jemeppe-sur-Sambre nous envoye une lettre ouverte adressée à Pedro Facon

Monsieur Facon,

Médecin généraliste depuis plus de 20 ans, je me vois dans l’obligation morale de vous faire part de ma stupéfaction et de mon indignation à la lecture du compte-rendu de la table ronde organisée dans le cadre du symposium de l’Académie Royale de médecine flamande, sentiments partagés par bon nombre de mes confrères.
Stupéfaction et indignation lorsque je vous entends dire : « Chez les généralistes comme chez les spécialistes, nous constatons une sérieuse baisse de la productivité… ».
Je suis généraliste, je ne parlerai donc que de la médecine générale, laissant le soin à mes confrères spécialistes de vous livrer leurs impressions.
Comment peut-on parler de « productivité » en médecine générale ? Productivité, rendement, gain, efficience, …
Dites-moi monsieur Facon, comment comptez-vous estimer la « productivité » en médecine générale ?
Dans votre esprit, la productivité du médecin est-elle un simple calcul arithmétique ? Un nombre d’heures prestées par semaine multiplié par un nombre de patients vus par heure ? C’est cela ?
D’accord… Mais, dites-moi…
Combien de temps, Monsieur Facon, nous laissez-vous pour annoncer à un patient atteint d’une forme incurable de cancer que la médecine ne peut plus rien pour lui et qu’il va mourir ? 15 minutes ? 20 minutes ? 30 minutes ?
Combien de temps monsieur Facon,  nous laissez-vous pour tendre la main à la jeune femme de 24 ans encore étudiante qui, après avoir douloureusement admis la relation adultère de son compagnon, se rend compte que malgré une prise rigoureuse de sa contraception, elle est enceinte de 3 semaines et que son désespoir est le reflet du choc de ses convictions philosophiques et de la réalité de sa situation ? 15 minutes ? 20 minutes ? 30 minutes ?
Combien de temps monsieur Facon, nous laissez-vous pour encaisser, avant de passer « au suivant », la vision atroce d’un patient décédé depuis plusieurs jours et baignant dans ses fluides corporels dans une puanteur atroce ? 15 minutes ? 20 minutes ? 30 minutes ?
Combien de temps monsieur Facon nous laissez-vous pour gérer un patient en dépression sévère avec idéation suicidaire ? 15 minutes ? 20 minutes ? 30 minutes ?
Combien de temps monsieur Facon nous laissez-vous pour tenter d’accompagner une mère qui vient d’apprendre le décès de son fils ? Et combien de temps pour tenter d’aider un petit garçon de 12 ans qui fait chaque jour ce même cauchemar où il descend sans fin des escaliers en colimaçons à la recherche de son père, père décédé 6 mois plus tôt ? 15 minutes ? 20 minutes ? 30 minutes ?
Combien de temps monsieur Facon, nous laissez-vous pour absorber, digérer toutes ces peines, ces rêves brisés, ces angoisses et nous remettre sur pieds le lendemain pour tendre la main aux malades suivants ? 6h ? 7h ? 8h ?
Je ne viens pas de vous énumérer là des cas particuliers rarissimes.
Je vous parle de notre quotidien de médecins généralistes.
D’une part, importante s’il en est, de notre quotidien de médecins généralistes. Car aujourd’hui, dans un monde déserté pas les valeurs de l’humanisme, nous restons pour beaucoup le frêle ciment d’une société qui se désagrège. Notre productivité est incalculable. Quelle est la valeur d’une âme ?

Part importante car il y a d’autres aspects de notre profession dont je vous fais grâce aujourd’hui du détail, qui nous minent, et que n’ont pas connu nos « bons vieux médecins généralistes qui prestaient 80 heures par semaine » : suppression de nos postes de garde avec fusion de nos secteurs de garde en secteurs gigantesques de plus de 80 kms de rayon où de ce fait, notre rôle essentiel de médecin de première ligne est balayé d’un revers de main, lourdeur administrative, obligation « collégienne » de suivre une formation continue en sus de nos heures de travail…

Monsieur Facon, la médecine est un Art. Un Art dans lequel on ne peut exceller que si l’on garde l’envie et la liberté de le pratiquer. Sachez que, si l’envie est toujours bien présente, la privation progressive et constante de notre liberté d’exercer va transformer plus d’un d’entre-nous en déserteur…

Et, pour reprendre l’expression d’un de mes patients : «  Après que certains aient dénoncé une médecine à deux vitesses, se dirige-t-on vers une médecine à grande vitesse qui risque de dérailler si l’on n’actionne pas le frein…d’urgence ? »

Vous souhaitez commenter cet article ?

L'accès à la totalité des fonctionnalités est réservé aux professionnels de la santé.

Si vous êtes un professionnel de la santé vous devez vous connecter ou vous inscrire gratuitement sur notre site pour accéder à la totalité de notre contenu.
Si vous êtes journaliste ou si vous souhaitez nous informer écrivez-nous à redaction@rmnet.be.

Derniers commentaires

  • Nathalie PANEPINTO

    08 novembre 2022

    Dans son rapport d'évaluation du secteur pour 2022, la Cour des Comptes (auditeur public) dénonce une série d'irrégularités graves dans la comptabilité de différentes institutions publiques de Sécurité sociale dont notamment des retards -parfois importants- pris par les institutions concernées pour communiquer leurs comptes annuels. La loi prévoit que celles-ci doivent transmettre au plus tard leurs comptes pour le 30 novembre de l'année suivante, un délai bien peu respecté.
    Ainsi, au 31 août 2022, la Cour n'avait reçu les comptes pour l'année 2020 que de sept institutions publiques de Sécurité sociale seulement. L'Institut national d'assurance maladie-invalidité (Inami) fait encore pire puisque ce sont ici ses comptes pour 2017, 2018, 2019 et 2020 qui faisaient défaut.
    Pedro Facon nommé directeur général adjoint de l'Inami a de quoi s'occuper.

  • Katia CHERTON

    28 octobre 2022

    Chère Consœur,
    Merci pour votre si belle lettre qui dit si bien notre beauté et notre souffrance là où nous rencontrons celles de nos patients. Et notre désarroi quand le système ne nous offre plus de quoi accompagner justement et efficacement!

  • Thierry DEVITGH

    27 octobre 2022

    Merci chère consœur. Rien à redire.
    M. Facon ne comprend malheureusement pas un seul mot de votre lettre ouverte. Pour autant qu'il ait ouvert l'enveloppe la contenant. Il ne veut pas comprendre. Il ne peut pas comprendre. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, il a sévi comme commissaire corona. Pendant un temps, finalement très court, il a été soumis aux horaires (et horreurs) de travail des médecins. Après 6 semaines (six) il est "tombé" en burn-out. Avec contrairement à nous, 100% de son salaire. Pauvre petit, mais, surtout, pauvres de nous.

  • Jean-Claude LEEUWERCK

    27 octobre 2022

    MERCI beaucoup, Chère Consoeur, pour votre si belle lettre qui m'a bouleversé. Je fais partie des "bons vieux médecins généralistes" qui prestaient 80 heures par semaine. Si nous laissons les choses en l'état nous nous dirigeons effectivement vers une médecine qui n'aura plus d'âme. Je suis aussi très ému de découvrir des Personnes comme vous dans la "relève". Il sera peut-être nécessaire de faire une révolution pour que des Personnages sortis de nulle part cessent de nous donner des leçons... Je suis partant !!!
    Bien confraternellement,
    J-Cl. Leeuwerck.

  • Jean DEMOULIN

    27 octobre 2022

    Quel superbe exemple de la différence entre quelqu'un dont l'idéal est régi par un diplôme, et quelqu'un dont l'idéal est régi par une carte de parti.

  • Jean-Louis MARY

    24 octobre 2022

    Belle réplique ; Falcon s’intéresse maintenant au temps que nous devrions travailler et du timing par patient…VDB ne rate pas une occasion de torpiller les médecins généralistes , en solo bien sûr Ces vestiges d’une époque révolue, dixit !
    Seul le copier coller des maisons médicales trouve grâce aux yeux de ces technocrates qui n’ont pas la moindre notion de notre travail quotidien.

  • Marie-Louise ALLEN

    24 octobre 2022

    BRAVO!!!! à 4 mains! et Merci

  • Paul RESIMONT

    24 octobre 2022

    MAGNIFIQUE, pleinement bien résumé et complètement d'accord.
    Dans le même genre F. VDB a descendu la médecine générale en solo; mais las patients ne sont pas encore (et les médecins non plus 2.0 sauf certain qui ont la téléphon-ite, mail-ite, e-consult -ite aigue, jusqu'au jour ou il y aura un BUG !!!!!!!

  • Yves METENS

    24 octobre 2022

    belle lettre de cette consoeur
    ces gens ne sont que des comptables déconnectés de la réalité du terrain (comment pourraient-ils l'être d'ailleurs?)
    mais ces gens décident de l'avenir de la médecine générale .......

  • Dominique HENRION

    24 octobre 2022

    J'ai eu l'occasion de manger avec M. Jean Hermesse récemment. Pareil ! Les médecins travaillent moins qu'avant! Evidemment ai-je envie de répondre : la médecine se complexifie, les comorbidités s'accumulent, la population vieilli, l'exigence des patients augmente (parfois - souvent- à raison), la médecine défensive et les impératifs administratifs imposent un remplissage des dossiers médicaux scrupuleux et chronophage. Sans compter un besoin de mieux articuler vie privée et vie professionnelle.
    Quelles solutions ? ne soyons pas simplistes et une augmentation du nombre du médecin ne résoudra pas tout. Mais, pour nos autorités, il est impossible de penser à augmenter ce nombre. C'est dogmatique. Par contre, on va nous imposer les vidéoconsultations, les assistants de pratiques, etc. Et si ça continue, on va nous imposer des horaires... Rien de rassurant, malheureusement

  • Igne PARMENTIER

    24 octobre 2022

    Quelle belle lettre !
    Elle dit si bien notre vécu , nos préoccupations , notre rôle et notre découragement , parfois , face à l'incompréhension des politiques.